De quoi la revitalisation du centre-ville est-elle le nom ?

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Alors que le piétonnier du centre-ville et le projet de « redéploiement des boulevards du centre », mettent à mal de nombreux commerces existants, et que les récents événements ont accentué cette spirale, du côté des gros investisseurs, l’heure est à l’optimisme. Un récent article nous vante le nouveau centre commercial qui verra le jour à la place de l’actuel Centre Monnaie.

Devant cette apparente contradiction, il n’est pas inutile de s’en référer à l’exemple d’autres villes qui ont vu s’installer, en plein coeur de la cité, de grands complexes commerciaux. Le documentaire Mainmise sur les villes, diffusé il y a quelques mois sur Arte, est consacré à ce sujet.

Mainmise

« Ces dernières années, partout en Europe, des milliers d’habitants sont descendus dans la rue pour remettre en cause la représentation politique, mais aussi défendre le droit à l’espace urbain. (…)
L’installation d’un Ikea dans le centre-ville de Hambourg ou la construction d’un gigantesque centre commercial, portée par Auchan pour le projet du Grand Paris, arrangent les pouvoirs publics, qui n’ont plus les moyens d’investir dans l’espace urbain. Ces exemples charrient leur lot d’interrogations sur l’état de la démocratie urbaine aujourd’hui : comment la ville se transforme-t-elle et quelle place y occupent les citoyens ? Les habitants ont-ils leur mot à dire face aux technocrates, politiques, urbanistes et promoteurs qui façonnent les métropoles ? Les pouvoirs publics sont-ils toujours garants d’une ville ouverte et accessible ? »
Source Arte
Voir le documentaire

A Bruxelles, plusieurs grands projets commerciaux du centre sont à mettre au compte d’AG Real Estate (actionnaire à 51% d’Interparking), qui possède un nombre considérable d’immeubles dans le centre-ville. Cette société s’apprête à construire un grand centre commercial dans le centre Monnaie. Quant à Interparking, le Centre 58 remplacera le parking 58 et abritera les nouveaux locaux de l’administration de la Ville de Bruxelles.

L’ancien patron d’Interparking, aujourd’hui CEO d’AG Real Estate, déclarait en 2013, dans un article du Trends intitulé « Nous avons un milliard d’euros à investir »  :

Il y a un besoin urgent de concertation entre acteurs publics et privés bruxellois. On peut le faire de manière programmée et structurée, dans le cadre de PPP (partenariat public-privé) ou de procédures de permis classiques. Mais on doit également provoquer cette concertation de manière plus informelle et récurrente. C’est une nécessité aujourd’hui et le Mipim (NDLR: Salon international de l’Immobilier) est un lieu privilégié pour susciter ces rencontres et pour convaincre nos responsables politiques du dynamisme des régions ou d’entités locales forcément concurrentes, qui ont le développement économique pour priorité quasi absolue.

Une « concertation » qu’on attend toujours, du côté des habitants et des commerçants du centre-ville…

Quelques mois plus tard, en octobre 2013, AG Real Estate annonçait son projet de centre commercial situé place de la Monnaie :

« Ce projet s’inscrit dans la politique urbaine de revitalisation et de mise en valeur du centre-ville voulue par la ville de Bruxelles (…) Le nombre d’enseignes après rénovation se situera entre 5 et 12, suivant la présence ou non d’un department store (NDLR : grand magasin multispécialiste exploité par une société commerciale unique), totalisant 15.000 m² de surfaces à louer. Le projet cible des enseignes moyennes à moyennes haut de gamme, qui correspondent à une clientèle mixte citadine et touristique. Il privilégie des enseignes qui ne sont pas encore présentes sur le marché.»

Entre 5 et 12 enseignes : les petits commerces sont à l’honneur. Il est vrai que la Ville n’a jamais caché sa volonté de faire venir de grandes enseignes sur le piétonnier… tout en se voulant rassurante lorsqu’elle affirme pouvoir garder le contrôle du développement commercial de nombreuses cellules dans le périmètre du piétonnier, grâce à la Régie foncière.

Pourtant, autre projet, « Crystal City », annoncé en décembre 2015, illustre exactement l’inverse, puisque la Régie cèdera ces bâtiments, par bail emphytéotique, à un développeur privé, perdant de fait le contrôle sur le développement commercial à venir…

Le Daric et le Liberty, un cas d’école

Exactement comme cela s’était passé avec les cafés Daric et le Liberty, Place de la Liberté, qui  furent chassés en automne dernier par la multinationale AB Inbev, dont le projet est de fusionner les deux cellules et d’y installer une grande brasserie.

« Une analyse a été opérée en vue de l’expiration des contrats avec ces deux clients et a conduit à la conclusion que ces points de vente stratégiquement localisés méritaient la mise en œuvre d’un concept aussi innovant que performant en concordance avec les aspirations de la clientèle ».

Propriétaire des immeubles, la Régie foncière de la Ville n’a pas bronché et s’est bornée à confirmer une convention de gestion commerciale avec AB Inbev. « C’est donc eux qui se chargent de gérer les baux avec les exploitants, indique-t-on au cabinet de l’échevin Ouriaghli. »

Rideau sur deux cafés qui faisaient les beaux jours de la Place de la Liberté et avant-goût de ce qui pourrait bien arriver sur le piétonnier… à cette différence près que la convention passée avec AB Inbev n’est « que » de 15 ans alors que, dans le cadre du projet Crystal City, la Ville n’a pas hésité à céder ses bâtiments au promoteur chargé de sa « réhabilitation » en signant avec lui un bail emphytéotique. Si la durée exacte n’est pas précisée, on sait que ce type de bail est toujours de très longue durée, de l’ordre, le plus souvent, de plusieurs décennies.

Le piétonnier, « projet de société » ou projet de sociétés privées ?

Sur la base de tous ces éléments, on est en droit de se demander ce que cache réellement ce projet de « revitalisation et de mise en valeur du centre-ville », dont le fer de lance est le piétonnier. Sans compter ce que suppose, en termes de privatisation de l’espace public, la mutation d’un centre-ville en espace situé aux abords d’un grand centre commercial, aménagé par lui et surveillé par ses gardes privés.

Et les habitants, dans tout ça ?

Se pose également la question de l’impact sur l’évolution de l’habitat et du droit au logement. A Bruxelles, la Régie foncière est en effet propriétaire de nombreux immeubles de logements, en particulier des boulevards du centre, au-dessus des commerces. Lors du conseil communal du 25 avril dernier, Marion Lesmesre rappelait que :

« Des logements de qualité qui vont attirer des catégories de personnes permettant de mieux mixer ce centre-ville du point de vue socio-économique. »

Une variante de cette autre formule qui lui est chère : « faire venir au centre des personnes à meilleures capacité contributive… »

A moyen/long terme, donc : moins de pauvres, plus de riches. Si les pauvres deviennent moins pauvres, il y a lieu de s’en réjouir. En revanche, si le but est de les repousser plus loin, sous le tapis, tout comme le plan de circulation repousse plus loin le trafic du boulevard, difficile d’adhérer à un projet qui fera davantage d’exclus dans une société qui, hélas, n’en manque pas. Des exclus de leur propre quartier, de leurs racines, de leurs habitudes, à l’image de ces usagers de la STIB, par lesquels de nombreuses personnes âgées, qui, jusqu’au 29 juin, se rendaient au centre-ville dans l’une des lignes de bus repoussées aujourd’hui loin du piétonnier.

Pour couper court à ce qui, peut-être, ne sont que des craintes infondées, il suffirait à la Ville de Bruxelles, via la Régie foncière, de bloquer les loyers pour les années à venir, durant toute cette phase de « revitalisation » et une fois achevés les chantiers colossaux qui s’y préparent (piétonnier, Centre Monnaie, Parking 58) et qui auront inévitablement des répercussions sur la vie économie et sociale du centre-ville.

Se contenter de dire que tels ou tels projets ont des impacts économiques favorables pour les uns et néfastes pour les autres, ou qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs, tantôt chez les habitants, tantôt chez les commerçants, ne suffira probablement plus à calmer les esprits.

 ABinbev